La "réforme" des retraites engagée par Nicolas Sarkozy diffère profondément de celle menée à bien par François Fillon il y a sept ans. Cette affirmation peut surprendre à première vue: les arguments employés et les mesures envisagées aujourd'hui semblent un simple copier-coller de 2003.
Il s'agit à nouveau de sanctuariser la part abusive que les revenus du capital se sont attribuée dans la richesse nationale depuis la fin des années 1980. Pourtant un déplacement de six points de PIB des profits vers la protection sociale d'ici 2050 permettrait de revenir sur les "réformes" régressives de 1993 et 2003, et d'inverser la tendance à la paupérisation des retraités. Ces six points correspondent exactement à la hausse de la part des dividendes dans la richesse nationale depuis 1982. Il faudrait taxer les revenus financiers, aujourd'hui indécents, et augmenter progressivement les cotisations sociales patronales.
La réforme Fillon de 2003 visait déjà à figer le partage inégal des richesses en organisant sur le long terme la baisse des pensions. Elle pariait aussi sur le prolongement de l'activité professionnelle des "seniors". Il fallait élargir la réserve de main-d'œuvre pour éviter des pressions à la hausse des salaires, à une époque où certains croyaient naïvement que l'arrivée de nouvelles générations moins nombreuses sur le marché du travail allait favoriser un retour rapide au plein-emploi.
Aujourd'hui, le chômage des jeunes explose ; plus d'un salarié sur deux se retrouve au chômage ou en inactivité plusieurs années avant de pouvoir liquider sa retraite. Il est donc cynique de prétendre que la réforme inciterait les salariés âgés à travailler plus longtemps. Mais le contexte de crise globale change encore plus profondément encore la signification politique et sociale de la réforme des retraites.
Le coût du sauvetage des banques et l'impact de la récession ont fait flamber les déficits publics, jusqu'à des niveaux inconnus en temps de paix.
La finance mondiale a décrété la guerre aux dépenses publiques en Europe. Les autorités de régulation européennes ont diligenté une enquête pour identifier les fonds spéculatifs responsables de l'attaque contre la Grèce. Mais l'opacité de ces marchés est telle que l'enquête a échoué (Les Echos, 26/3/2010). George Soros, le spéculateur bien connu, et ses amis des hedge funds ne cachent pourtant pas qu'ils misent gros sur un effondrement de l'euro (Wall Street Journal, 26/2/2010). L'OCDE est explicite sur les motivations des réformes des retraites : "Il est impératif que les autorités conservent la confiance des marchés de capitaux. La mise en œuvre sans tarder des réformes trop longtemps différées des systèmes de pension et de santé pourrait témoigner d'une telle détermination" (Perspectives économiques, novembre 2009).
La "réforme" s'inscrit dans l'engrenage des politiques non coopératives en Europe, où chaque Etat cherche à attirer les capitaux au détriment des autres. Après le moins-disant fiscal (l'Irlande) et salarial (l'Allemagne) qui a marqué la décennie 2000, les pays de l'Union s'engagent tous dans le moins-disant social. Au lieu de renforcer leur solidarité en adoptant une politique économique coordonnée et un budget communautaire conséquent, les uns dénoncent les "PIGS" (Portugal, Italie, Grèce, Espagne, le fameux "Club Med" de la zone euro), les autres s'en prennent à "l'arrogance allemande", et tous remettent la clé de la prison au FMI, désormais chargé de surveiller la Grèce. La survie de l'euro, et à terme de l'Union, est gravement menacée.
La contrainte des marchés financiers et la dette publique sont donc les déterminants majeurs de la réforme des retraites de 2010. Cette réforme, dans la lignée du "travailler plus pour gagner plus", symbolise la volonté des élites de poursuivre, coûte que coûte, la course folle du néolibéralisme et du productivisme.
Elle annonce une offensive générale contre les politiques et les dépenses publiques en matière d'éducation, de santé, de culture, d'environnement ; une offensive générale du capital financier contre la société, au risque d'une crise majeure de la construction européenne. Elle n'est pas seulement un enjeu pour le mouvement syndical et le salariat : elle concerne l'ensemble des mouvements sociaux, la société tout entière.
En effet comment imaginer un développement soutenable en demeurant otage des marchés financiers, en restant prisonnier du modèle de croissance consumériste, en bloquant toute réduction de la durée du travail, en refusant de dégager les ressources financières nécessaires pour investir au Nord et au Sud dans la reconversion écologique ? Comment prétendre lutter contre les inégalités et la pauvreté chez nous et partout dans le monde, en s'opposant avec un tel acharnement à toute redistribution des richesses ? Dans ce cadre la taxation des transactions financières, aujourd'hui exigée par un très vaste arc de forces syndicales et associatives au plan international, n'est pas – même si cela n'est pas à écarter – une simple source potentielle de recettes pour la protection sociale. Elle est surtout le symbole et l'outil de la riposte des mouvements sociaux contre l'offensive de la finance contre la société.
Thomas Coutrot est économiste et coprésident d'Attac France.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire