Par Louis Imbert
M. Mohammad Omar, le gouverneur de Kunduz, hésite sur l’explication : il ne sait pas si les anciens n’ont pas assez payé ou s’ils n’ont pas graissé les bonnes pattes. Il résume, fataliste : « Les talibans font ce qu’ils veulent ici. Ils tuent, ils torturent, ils rackettent à l’envi. » M. Omar connaît l’ampleur du système d’extorsion mis en place par son homologue taliban, le « gouverneur de l’ombre » de Kunduz. Celui-ci prélève un pourcentage sur à peu près tout ce qui se construit dans la région : routes, ponts, écoles, cliniques... Plus on « reconstruit » l’Afghanistan, et plus les talibans s’enrichissent.
A la question « Qu’est-ce qui remplit les poches du mollah Omar ? », la réponse tient souvent en un mot : opium. Lequel ne représente pourtant, selon un rapport publié fin 2009 par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) (1), que 10 à 15 % des revenus des talibans (taxes et trafic).
« L’essentiel de l’argent est levé localement, confirme M. Kirk Meyer, responsable de l’Afghan Threat Finance Cell à l’ambassade américaine de Kaboul. Nous ne savons pas dans quelle mesure les gains réalisés grâce à l’opium du Helmand (2) sont redistribués vers les provinces les plus pauvres. Ailleurs, les talibans vivent de dons reversés par des organisations non gouvernementales (ONG) postiches, d’enlèvements, de contrebande de bois de cèdre et de minerai de chrome à la frontière pakistanaise... »
M. Abdoul Kader Modjaddedi, 32 ans, est ingénieur. Il est le neveu de M. Sibghatullah Modjaddedi, actuel président du Sénat et premier président de la République après la chute du régime communiste en 1992. Ces jours-ci, il construit sept petits kilomètres de route sous les montagnes de la province du Laghman. Autour de ses engins se déploient évidemment des gardes. Détail étonnant, la moitié d’entre eux portent un uniforme, l’autre des tuniques traditionnelles et systématiquement la barbe. Pourquoi ? Parce que les seconds lui ont été envoyés par les responsables talibans locaux, contre 52 000 euros pour la durée des travaux. « Ce n’est rien !, assure-t-il, souriant. Si je devais payer cent gardes, cela me coûterait 16 000 euros par mois. Avec les talibans, c’est 8 000 euros, et le chantier est sûr. » M. Modjaddedi a subi quatre ou cinq attaques, mais, depuis six mois, tout est calme. Le gouverneur de la province est aux anges. Les Américains, qui financent la route à travers une Provincial Reconstruction Team, programme militaire visant à « gagner les cœurs et les esprits », laissent faire.
Ce petit chantier du Laghman n’est pas un cas isolé. M. Wali Mohammad Rasuli, ancien vice-ministre des travaux publics, à la retraite depuis quatre mois, défend ce système. « J’en ai parlé deux fois avec le président Hamid Karzaï, pendant plus de deux heures. Si nous finissons les routes, la circulation et le commerce augmenteront automatiquement la sécurité. Nous payons déjà les talibans, il faut cesser cette hypocrisie ! » Pour le ministre en exercice, comme pour tous les donateurs internationaux, pas question d’évoquer l’hypothèse d’un recours aux talibans. Ligne officielle : nous ne versons rien aux insurgés.
Les principales cibles de ce racket sont les militaires américains, ou plus exactement leurs sous-traitants. Chaque mois, six à huit mille convois livrent à quelque deux cents bases le matériel nécessaire à la conduite de la guerre : munitions, essence, matériel de bureau, papier toilette, téléviseurs (3)... La plupart des convois sont assurés par des compagnies privées, dans le cadre d’un contrat de 2,16 milliards de dollars (1,6 milliard d’euros, soit 16,6 % du produit intérieur brut afghan en 2009) appelé « Host Nation Trucking », signé en mars 2009. Constat d’un officiel américain de la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan (ISAF) : « Nous ne connaissons pas les filières de sous-traitance. Nous ne savons pas s’ils payent les talibans pour passer en sécurité. (...) Nous injectons des milliards là-dedans, et il est possible que des millions aillent aux mains des insurgés. »
Banquiers efficaces et discrets
Madame Zarghuna Walizada est la seule femme à diriger une compagnie de transport en Afghanistan. Elle reçoit sans voile, dans un bureau de couleur parme garni de meubles des années 1970. Elle sait que les Américains travaillent sous pression et qu’ils ne remboursent pas les camions attaqués en chemin. « Qui faut-il payer ? La police, les insurgés, les talibans ? Cela ne m’intéresse pas. L’important, c’est que les camions passent. » Dans certains cas, le transfert se fait même sans escorte : « Pourquoi en aurions-nous besoin ? Les talibans assurent notre sécurité. »« Bien sûr, nous payons les talibans, reconnaît M. Ghulam Abas Ayen, patron du principal syndicat des transporteurs routiers. Au nom de Dieu, vous pouvez me croire, c’est du racket pur et simple. Certaines compagnies de sécurité nous demandent 2 000 dollars par conteneur pour quelques centaines de kilomètres de route. Sur cette somme, la moitié peut se retrouver dans les mains des talibans. »
Comment se négocie le passage ? Pas directement, à l’évidence. « Mon chef n’apprécierait pas que j’aille discuter avec les chefs tribaux du Helmand, lance M. Juan Diego Gonzales, ancien militaire américain et patron de la compagnie de sécurité privée afghane White Eagle. Nous avons des intermédiaires, qui recrutent nos gardes localement. (...) Parfois, c’est le chef tribal lui-même, ou son fils, qui dirige le convoi. Vous, vous espérez juste qu’ils n’ont pas de liens trop directs avec les talibans. » Il dit travailler sur des routes où l’équilibre des pouvoirs est précaire : aucun seigneur de guerre ne garantit à lui seul la traversée. Cela lui laisse une certaine marge pour choisir ses partenaires. Mais il y a d’autres routes où, comme le signale un responsable afghan de la compagnie privée d’origine australienne Tac Force, « si vous allez seuls, vous risquez de graves ennuis. Si vous n’avez pas l’autorisation du seigneur local, vous mourrez ». Selon lui, Tac Force suit les recommandations du ministère de l’intérieur afghan pour savoir quels sont les « bons » seigneurs de la route.
Le plus puissant d’entre eux, actuellement, se nomme Ruhullah. Ce commandant, qui n’a jamais rencontré un officiel de l’armée américaine, est âgé d’une quarantaine d’années. Il porte une Rolex sous son shalwar kamiz — l’habit traditionnel —, parle d’une voix étrangement haut perchée et contrôle une part essentielle de l’autoroute n° 1, qui relie Kaboul au Sud pachtoun via Kandahar. Ruhullah travaille en association avec les frères Popal, propriétaires du groupe Watan et cousins du président Karzaï. Sur leur route, un convoi typique compte trois cents camions, accompagnés de quatre à cinq cents gardes privés. Le passage d’un conteneur vers Kandahar peut être facturé jusqu’à 1 200 euros. Au total, selon un récent rapport de la Chambre des représentants des Etats-Unis (4), le seigneur de la route et ses associés anglophones engrangent « plusieurs dizaines de millions de dollars par an » pour escorter les convois américains. Ruhullah, comme les frères Popal, nie fermement payer les talibans là où il ne peut passer en force. Il dit avoir perdu quatre cent cinquante hommes l’an dernier.
De nombreuses entreprises de sécurité et de transport se sont plaintes à plusieurs reprises auprès de l’armée américaine des pertes financières entraînées par le recours systématique aux seigneurs de la guerre, sans que les militaires sachent comment régler le problème.
Toutefois l’argent des talibans ne se gagne pas toujours par le fusil. Il passe aussi par des banquiers efficaces, discrets, qui font transiter des dons conséquents venus du Golfe, via Dubaï et le Pakistan. Lieu crucial, le marché des changeurs Serai Shahzada à Kaboul : trois étages de galeries ouvertes sur cour, des établis de bois posés à même le sol, garnis de liasses de dollars, de roupies, de yuans, et une foule digne des halles de Paris dans leurs grands jours. 96 % des Afghans préfèrent ces marchés au guichet des banques pour leurs transferts d’argent, selon une étude de l’Afghan Threat Finance Cell. Ils n’ont qu’à pousser la porte d’un bureau de courtier (hawala) parmi la centaine qui s’y trouvent : des échoppes étroites, sans commune mesure avec l’ampleur de leur commerce, où une demi-douzaine d’employés affalés dans de brûlants canapés de cuir passent chaque soir à la compteuse de billets les recettes du jour. Ces réseaux datent du VIIIe siècle. Ils permettent de faire parvenir en quelques heures des centaines de milliers d’euros à l’autre bout de la planète, par un agent affilié au vôtre, avec une commission minime. Selon M. Hajji Najeebullah Akhtary, patron du syndicat des changeurs de Kaboul, 4 millions d’euros transitent ici chaque jour. Le système repose sur la confiance : chacun connaît son client ou ses garants.
Depuis 2004, l’Etat tente d’enregistrer ces agents et d’obtenir chaque mois le détail de leurs transactions. M. Akhtary, assis sous un téléviseur qui diffuse un épisode du dessin animé américain Tom et Jerry, rappelle que « des dizaines d’agents des renseignements piétinent ici tous les jours » et jettent un œil dans les livres de comptes. Mais le marché de Kandahar, extrêmement actif, reste inaccessible aux inspecteurs, faute de sécurité. C’est pourtant par ce système de hawala que passe une part non négligeable des finances des talibans.
L’Unité d’intelligence financière de la banque centrale a enregistré dans le pays le transit de 1,3 milliard de dollars en coupures saoudiennes depuis janvier 2007. Selon son jeune patron, M. Mustafa Masudi, « l’argent apparaît dans les zones tribales pakistanaises : pouvez-vous me dire qui a besoin de riyals saoudiens là-bas ? Depuis Peshawar [au nord du Pakistan], ils sont envoyés par hawala à Kaboul, où ils sont changés en dollars. Les dollars filent ensuite dans les collines et les riyals repartent vers Dubaï, en toute légalité, par l’aéroport ».
Il faut entendre le général Mohammad Asif Jabbar Kheel, chargé de la sécurité de l’aéroport de Kaboul, tonner comme un coupeur de bois contre la loi qui autorise tout particulier à s’envoler avec quelques millions en liquide, à condition qu’il les déclare. A Dubaï, les autorités sont encore moins regardantes sur l’origine des fonds depuis que la crise économique a frappé en 2009. Un officiel américain rapporte que plus de 1,75 milliard d’euros a été transféré dans les Emirats l’an dernier depuis l’aéroport de Kaboul. Détail étonnant : selon M. Masudi, à peine une dizaine de personnes, des agents de hawala pour la plupart, réalisent l’essentiel de ces transferts. Le général Jabbar nous tend une liste. Les noms sont surlignés rageusement, les sommes impressionnantes : 360 millions d’euros pour l’un en 2009, 69 pour un autre...
Tout cet argent n’est pas lié aux talibans. Certaines sommes sont légales, d’autres représentent une part de l’aide internationale détournée par des officiels, d’autres encore sont liées au trafic de drogue, qui est loin d’être géré uniquement par l’insurrection. Ces palettes de billets sous plastique chargées dans les soutes d’Ariana Afghan Airlines sont aussi le symptôme des difficultés de l’Etat à maîtriser ses finances. Seuls 636 millions d’euros de revenus douaniers ont été collectés l’an dernier, alors que l’administration pourrait en lever le double. Le patron des douanes, M. Said Mubin Shah, jeune vice-ministre de bonne volonté, ne peut se rendre à certains postes-frontières et se demande qui le protégerait de... la police. Nombre d’officiers exercent en effet les fonctions douanières pour leur propre compte. Au poste de Spin Boldak, M. Mubin Shah préfère l’escorte paternelle d’un seigneur de guerre soupçonné de collusion avec les talibans. On tourne en rond, dites-vous ?
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