par Claire Rodier
Les otages bulgares ont dénoncé les conditions de leur séjour dans les prisons du colonel Kadhafi, et l’opinion internationale s’est émue des tortures et des sévices subis. Qui sait combien d’autres étrangers se trouvent actuellement dans les geôles libyennes, dans d’aussi mauvaises conditions, sans que personne ou presque s’en préoccupe ? Plusieurs milliers, migrants et réfugiés principalement originaires d’Afrique noire, que le régime emprisonne, maltraite et expulse. À la différence des infirmières bulgares, leurs diplomaties ne se mobilisent pas pour les faire libérer ; quant à l’UE, non seulement elle ne proteste pas, mais, fait aggravant, elle est la complice, sinon l’instigatrice, de la perpétuation de cette situation.
Fin 2006 une conférence euro-africaine sur la migration et le développement a réuni à Tripoli - c’était une première - des représentants des gouvernements des pays de l’UE et de cinquante-trois pays d’Afrique noire et d’Afrique du Nord, offrant à la Libye, longtemps au ban de la communauté internationale, l’occasion d’apparaître tout à la fois comme un voisin respectable et comme un pôle incontournable de la coopération Nord-Sud en matière de gestion des flux migratoires.
Depuis quelques années en effet ce pays, qui partage plus de 4000 km de frontières avec ses six voisins, est la dernière étape avant l’Europe pour de nombreux migrants, souvent originaires d’Afrique sub-saharienne, en quête d’une vie meilleure ou d’une protection. S’il n’est pas facile de quantifier le phénomène, il est certain que l’étape libyenne est l’un des principaux points de passage de la frontière sud de l’Europe, en raison notamment des contrôles qui rendent de plus en plus difficiles le franchissement du détroit de Gibraltar, puis la route de l’ouest par la Mauritanie et les Canaries. La Libye est donc devenue pour l’UE un partenaire obligé dans la lutte contre l’immigration irrégulière, obligeant les dirigeants européens à adapter stratégie, méthodes et discours aux relations avec ce difficile voisin.
Sous la pression de l’Italie et de Malte, un rapprochement s’est progressivement mis en place à partir de 2003. L’imminence de l’adhésion à l’UE de Malte, particulièrement concerné par les débarquements de boat people sur ses côtes, était à l’époque venue renforcer, au sein des enceintes de réflexion européennes, la conviction qu’il fallait intervenir en amont des frontières maritimes de l’Union, en trouvant les moyens d’associer la Libye. Les étapes de ce rapprochement illustrent de manière éclairante la place prépondérante que l’UE a choisi de donner à la dimension migratoire dans sa politique extérieure, même si le prix à payer est lourd au regard des droits de la personne. Cette tendance est générale, et l’exemple de la Libye emblématique. On y voit converger, sur fond de réchauffement des relations entre l’Europe et un pays longtemps tenu à l’écart, les intérêts économiques des pays occidentaux et le souci de respectabilité d’une Libye dont le blocus commercial qui lui était imposé depuis vingt ans entravait les nouvelles ambitions.
Dès 2004, l’année même où la « justice » libyenne confirmait la condamnation à mort des infirmières bulgares, la Commission européenne annonçait l’imminence de l’entrée de la Libye dans le processus de Barcelone (qui lie les pays de la zone méditerranéenne à l’UE) afin d’ouvrir « la voie à une normalisation des relations ». Un an plus tard rien n’était fait : « Nous attendons la réponse de Tripoli », déclarait le ministre espagnol des Affaires étrangères. Impatience visiblement non partagée par la Libye qui, privilégiant son rôle au sein de l’Union africaine, n’a pas pour priorité d’adhérer à un processus dédié au partenariat UE/rive sud de la Méditerranée. L’UE ne dispose donc d’aucune base pour engager avec ce pays une collaboration sur les questions migratoires. Tout - hormis sa position stratégique au regard des itinéraires empruntés par les migrants - milite contre.
Certes, la reconnaissance par les autorités libyennes de leur responsabilité dans l’attentat de Lockerbie (1988) et leur engagement à en dédommager les victimes a permis, en octobre 2004, la levée de l’embargo international. Certes, la Libye a affirmé sa volonté de démanteler son programme d’armes de destruction massive sous supervision internationale, et de régler la facture des attentats de Berlin (1986) et du DC-10 de la compagnie française UTA (1989). Mais cette décrispation progressive n’a rien à voir avec des avancées démocratiques ou une adhésion aux standards internationaux en matière de droits de l’homme : elle est avant tout le résultat d’une opportune convergence d’intérêts commerciaux, ceux de la Libye, à qui elle donne les moyens de développer le potentiel de son sous-sol, et ceux des investisseurs étrangers, friands de nouveaux sites pétrolifères à exploiter [2]. La dimension économique reste la trame de la relation UE/Libye, et c’est bien elle, en arrière-plan du critère géographique, qui a imposé la mise en place progressive d’une coopération qu’on peut qualifier, du point de vue de la morale et des droits humains, de contre-nature.
mises en garde
Dans un rapport publié en septembre 2006 sur la situation des étrangers sans papiers et des demandeurs d’asile en Libye, Human Rights Watch évoque la récurrence des violences physiques au moment des arrestations, la surpopulation carcérale et les mauvais traitements en détention. HRW rappelle aussi que le droit des réfugiés n’est pas respecté en Libye, qui n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, que le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés n’a avec la Libye aucun accord officiel de partenariat. Déjà, en 2004, Amnesty International estimait qu’il n’y existe aucune garantie concernant les droits des réfugiés, et faisait part de sa préoccupation « quant aux mécanismes de coopération ad hoc qui pourraient se développer avec la Libye au sujet de l’immigration illégale, sans les garde-fous nécessaires au niveau des droits humains », ajoutant que « si l’Union européenne en vient à s’engager avec la Libye, le dialogue et la coopération au niveau européen devront au minimum comprendre une clause de conditionnalité très claire au niveau des droits humains ». En 2005, le HCR avertissait la présidence de l’UE que la Libye ne pouvait être considérée comme un pays sûr pour les demandeurs d’asile. Le système libyen de gestion des migrants a également été mis en cause par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a considéré que renvoyer des migrants en Libye les exposait à des traitements inhumains et dégradants. Le Parlement européen s’est quant à lui déclaré « préoccupé par le traitement et les conditions de vie déplorables des personnes détenues dans les camps en Libye et les rapatriements massifs d’étrangers de la Libye vers leur pays d’origine dans des conditions qui n’assurent ni leur dignité ni leur survie ».L’éclairage le plus impressionnant sur le traitement des migrants détenus en Libye provient d’une source qu’on peut difficilement soupçonner d’exagération, compte tenu des relations nouées entre les autorités italiennes et libyennes pour la lutte contre l’immigration clandestine. Début 2006, le directeur du service italien d’information et de la sûreté de la République a décrit des centres de rétention libyens « nauséabonds » où sont jetés les clandestins ramassés « comme des chiens », prévus pour 100 personnes et en accueillant jusqu’à 650, sans la moindre hygiène.
les migrants, otages de la diplomatie libyenne
Tripoli instrumentalise depuis longtemps la présence de migrants sur son sol, au gré de ses intérêts diplomatiques ou géopolitiques. Les déclarations officielles manient la rhétorique de l’invasion et agitent le péril que ferait peser l’immigration illégale (le chiffre de 2 millions est avancé) sur le tissu social d’un pays de 5,5 millions d’habitants, tout en suggérant que ces hordes n’attendent qu’une occasion pour franchir la Méditerranée. Interviewé fin 2006, le ministre libyen des Affaires africaines se plaint : « le problème des clandestins est énorme, de ce côté-ci de la Méditerranée encore plus que de l’autre [...]. Il faut que la communauté européenne comprenne que la pauvreté est à la racine du mal et qu’elle a sa part de responsabilité là-dedans. » Quelques semaines auparavant, Muammar Khadafi avait été plus explicite : « Ils doivent nous indemniser pour avoir exploité et pillé nos minerais et nos richesses. Pour que les Africains restent chez eux, nous réclamons à l’Europe 10 milliards de dollars par an. »l’Italie aux avant-postes
Cette technique de chantage a depuis longtemps fait ses preuves : en laissant ou en empêchant les migrants rejoindre l’île de Lampedusa, selon le moment, la Libye a su s’allier l’Italie pour faire lever l’embargo. Dès 2000, les deux pays ont signé un accord sur la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, le trafic de drogues et l’immigration illégale. En 2003, au terme d’un second accord opérationnel, l’Italie s’était engagée à fournir à la Libye un soutien pour la formation de ses policiers, le financement d’un programme de charters pour renvoyer depuis la Libye les migrants en situation irrégulière vers leur pays d’origine, une assistance au sauvetage en mer et le financement de la construction au nord du pays d’un camp pour migrants « en conformité avec le respect des droits de l’homme ». En 2004 était signé à Tripoli un accord bilatéral jamais rendu public, dont on suppose qu’il permet la réadmission par la Libye des migrants expulsés par l’Italie. Toujours en 2004, sitôt l’embargo levé, Berlusconi s’est rendu pour la quatrième fois de l’année en Libye pour l’inauguration du Greenstream, pipeline de 520 km construit et géré par l’entreprise italienne ENI qui alimente la Sicile en gaz libyen. Dans le même temps était organisée la première vague massive d’expulsions depuis Lampedusa (1 134 personnes en six jours), et le financement par l’Italie de la construction de plusieurs centres de détention pour regrouper les migrants en provenance d’Afrique centrale, ainsi que d’un programme de rapatriement de migrants séjournant illégalement en Libye : 5 688 personnes, principalement des Égyptiens, Ghanéens et Nigérians, ont ainsi été reconduites par charter fin 2004.L’arrivée au pouvoir de la coalition de gauche dirigée par Romano Prodi n’a en rien remis en cause les liens tissés par son prédécesseur avec la Libye. Au contraire. Quelques mois à peine après sa nomination le nouveau chef du gouvernement italien, seul dirigeant européen présent au banquet organisé à Syrte pour le septième anniversaire de l’Union africaine, parlait avec Khadafi des problèmes d’immigration clandestine, notamment de la participation libyenne aux opérations conjointes de contrôle des frontières maritimes. Fin 2006 son ministre des Affaires étrangères annonçait l’ouverture du premier des trois centres d’accueil pour étrangers que son pays s’était engagé à construire en Libye, en même temps que se discutait la construction par l’Italie d’une autoroute côtière de 1 200 km entre la Tunisie et l’Égypte, promise avant les élections par Berlusconi. À la conférence euro-africaine de novembre 2006, les ministres italiens de l’Intérieur et des Affaires étrangères se sont félicités d’avoir été « les seuls responsables politiques à avoir été reçus personnellement par Khadafi ». Une « excellente rencontre », qui témoigne « du rôle que la Libye reconnaît à l’Italie ».
intensifier la coopération
On comprend pourquoi, en dépit du très alarmant rapport de mission en Libye de la Commission européenne fin 2004, les ministres de l’immigration des Vingt-Cinq ont conclu qu’il était de l’intérêt de l’UE de « continuer sur la voie d’une intensification de la coopération avec la Libye », malgré l’absence de tout cadre juridique ou institutionnel et en dépit des multiples avertissements sur les risques évidents auxquels ce partenariat expose exilés et réfugiés. La conférence euro-africaine de novembre 2006, point d’orgue de ce processus, illustre le cynisme avec lequel les Occidentaux envisagent la coopération avec la Libye, comme d’ailleurs avec tous les pays qu’ils peuvent convaincre de leur servir de cordon sanitaire contre les migrants.Fin juillet 2007, alors qu’était sur le point de se dénouer la crise des infirmières, 600 demandeurs d’asile érythréens détenus dans la prison de Misratah pressaient publiquement l’Union européenne d’intervenir auprès des autorités libyennes pour obtenir leur libération. Faisant état de privations, tabassages, viols et de conditions sanitaires déplorables, ce groupe, qui compte de jeunes enfants et des nourrissons nés en captivité, réclame en outre protection, en soulignant qu’aucune organisation internationale, aucune ambassade étrangère ne leur est accessible pour le dépôt de leur demande d’asile. Relayé par Amnesty International, cet appel est resté sans écho. Rien ne garantit que, comme cela s’est déjà produit récemment, ils ne seront pas expulsés de force vers leur pays, où le sort qui les attend est des plus incertains.
L’avenir confirmera sans doute que, pour obtenir la libération des otages bulgares, l’UE a joué les apprentis sorciers en fournissant la Libye en matériel d’armement. Qui dira le prix payé pour que la Libye joue le rôle de garde-frontière de l’Europe, au service de la guerre que l’UE mène contre les migrants ?
[2] Les réserves de brut libyen - pétrole de grande qualité au coût d’extraction modéré - permettraient près de soixante ans d’exploitation au rythme actuel ; seule une faible proportion du sous-sol libyen est aujourd’hui couverte par des accords de prospection et de production, ce qui place potentiellement le pays au même niveau que le Koweït.
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